La police rejette un candidat musulman à cause d’une tache sur le front.
CET ARTICLE EST EXTRAIT DU SITE MEDIAPART, écrit par DAVID PERROTIN.
Après avoir validé son examen pour entrer en école de police, Karim, 24 ans, a été écarté. Son tort ? Avoir une marque sur le front (une « tabaâ »), signe d’une pratique régulière de la prière. La préfecture de police de Paris y voit un signe possible de « repli identitaire », la justice une atteinte au principe de neutralité.
15 septembre 2023 à 08h46
En 2020, après un BTS d’assistant de gestion, le jeune homme qui habite la région parisienne souhaite rejoindre la police, comme adjoint de sécurité, désormais renommé « policier adjoint ». Pour effectuer les trois mois de formation obligatoires, il valide l’examen écrit mais échoue à l’oral. L’année suivante, il tente à nouveau et réussit tous les tests. Il ne lui reste que l’enquête de moralité à passer pour obtenir l’agrément de la préfecture et rejoindre l’école de police. « Une simple formalité », pense-t-il.
Lors de cet entretien avec un agent du commissariat de Poissy (Yvelines) le 24 mars 2021, Karim est questionné sur la tache qu’il a sur son front. C’est une tabaâ, une marque causée par un épaississement de l’épiderme dû à la pratique régulière de la prière musulmane et au frottement du front sur le tapis. « J’ai répondu en toute transparence que j’étais musulman et que je priais depuis le lycée. J’ai expliqué que tous les musulmans n’avaient pas cette tache, car certains avaient la peau plus sensible que d’autres, explique Karim à Mediapart. Puis il m’a dit que j’aurais rapidement une réponse. »
Une tache physique jugée ostensible
Les mois passent et le jeune homme ne voit rien venir. C’est seulement sept mois plus tard qu’un courrier de la préfecture lui apprend qu’il n’est finalement pas retenu. « La nomination des fonctionnaires et agents contractuels de la police nationale peut être précédée d’enquêtes administratives destinées à vérifier que le comportement des personnes physiques intéressées n’est pas incompatible avec l’exercice des fonctions ou de missions envisagées, rappelle l’institution dans son courrier. Lors de votre entretien, ont été soulevés des éléments d’interrogation quant à l’indispensable devoir de neutralité d’un policier. En conséquence, les faits précités étant incompatibles avec les fonctions sollicitées, votre candidature ne devrait pas recevoir l’agrément du préfet de police. »
Conclusions de la préfecture de police de ParisLa présence de cette marque sur une personne aussi jeune interroge et révèle un possible risque de repli identitaire.
Après ce refus, Karim exerce un recours pour exposer de nouveaux arguments. Il produit de nombreux témoignages pour prouver qu’il « n’a rien d’un terroriste ou d’un islamiste ». Celui d’un major de police avec lequel il fait du sport et qui témoigne de son « sérieux » ou ceux de ses collègues de la boutique Apple où il travaille, et qui évoquent tous un salarié respecté par les clients comme par sa direction. Il va jusqu’à glisser ses bulletins scolaires, dressant le portrait d’un élève investi et félicité pour son travail, son écoute ou sa rigueur.
« Je ne comprenais pas comment on pouvait me reprocher la pratique privée de mon culte. Je n’ai rien d’un musulman radical. J’ai été honnête. Que fallait-il que je fasse ? Que je mente et que je dissimule ma tache ? », regrette le jeune homme. La préfecture persiste malgré tout dans un courrier du 29 octobre et livre une réponse encore plus floue que la première : « J’ai le regret de vous faire savoir que je ne peux qu’émettre un avis défavorable et m’opposer à votre agrément. »
Pour connaître les raisons précises de ce refus, Karim contacte la préfecture, qui confirme que c’est bien sa tache qui pose problème. Il attaque alors cette décision devant le tribunal administratif et peut enfin lire des arguments plus précis du préfet de police.
« Lors de cet entretien, le requérant avait lui-même admis être croyant pratiquant et que la marque présente sur son front est en lien avec sa pratique religieuse, peut-on lire dans le mémoire de défense de l’institution. L’enquête a noté que l’apparition d’une tabaâ, marque de piété ostensible, chez une personne aussi jeune interroge, alors que celui-ci s’impose visiblement depuis déjà un certain temps cette contrainte physique. »
Et d’ajouter : « Le fait pour [Karim*] de présenter sur le haut de son visage un tel signe, qu’il n’est d’ailleurs pas en mesure de pouvoir dissimuler, constitue une manifestation ostensible de ses croyances religieuses, manifestation qui se poursuivrait durant l’exercice des fonctions envisagées. De plus, la présence de cette marque sur une personne aussi jeune interroge et révèle un possible risque de repli identitaire. »
Un argumentaire repris chez Christophe Castaner
La piété du candidat est l’unique raison avancée par la préfecture pour empêcher Karim d’entrer en école de police. En plus d’associer sa pratique à une forme de radicalisation, le préfet de police estime que sa tache porterait atteinte au devoir de « neutralité » puisqu’elle manifesterait « nécessairement ses croyances religieuses ».
« Appliquer automatiquement un refus pour une tache, c’est de la pure discrimination, dénonce le jeune homme. En quoi ce serait une atteinte à la neutralité ? Je ne suis absolument pas dans le prosélytisme. Je n’y suis pour rien si j’ai ça sur le front et que j’ai eu l’honnêteté de dire pourquoi. » « C’est comme refuser l’école de police à un bûcheron parce qu’il a les mains marquées, poursuit-il. Il y a des policiers musulmans aussi pratiquants que moi qui n’ont pas cette tache. Faut-il tous les renvoyer ? »
Il faut dire que cet argument du préfet de police a été légitimé au plus haut sommet de l’État. Après l’attentat contre la préfecture de police par Mickaël Harpon en 2019, le ministre de l’intérieur de l’époque, Christophe Castaner, avait listé les éléments devant le Sénat qui, selon lui, signaient une radicalisation. « Dans ces signes, il y a le port de la barbe, le refus de serrer la main à une collègue féminine, le fait de présenter une hyperkératose au milieu du front, c’est la tabaâ, le prosélytisme religieux intempestif », assurait-il lors d’une audition à l’Assemblée nationale, avant d’être largement moqué et critiqué.
« Cet amalgame est délirant, fustige Benjamin Ingelaere, l’avocat de Karim. Faire deux prières par jour, ça irait, mais quatre, ce serait être radical ? Et la préfecture refuse aussi les catholiques très pratiquants ? Par cette décision, la préfecture réalise un mélange pour le moins nauséabond entre la pratique d’une religion et l’incompatibilité avec une mission de service public. Elle dit simplement à tous les musulmans pratiquants qu’ils ne peuvent plus accéder à la fonction publique. » L’avocat rappelle que les policiers « bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans l’accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait fondée sur leur religion ».
Une exclusion validée par la justice
Cette décision, le tribunal administratif l’a pourtant validée le 21 avril 2023. Devant les juges, la préfecture de police de Paris a toutefois revu sa défense pour ne plus parler de repli identitaire et donc ne plus faire l’amalgame entre islam et islamisme. Elle a fait disparaître l’argument du « repli identitaire » supposé et a exclusivement mis en avant l’atteinte « au devoir de neutralité ».
Me Ingelaere, avocat de KarimKarim n’a, en aucune manière, un comportement de nature à méconnaître le principe de laïcité, et c’est là justement le nœud du litige. C’est un état qui est reproché à l’intéressé, et non des actes.
Fait étonnant, le rapporteur public, qui avait d’abord soutenu Karim en demandant « l’annulation de la décision du préfet de police », a subitement changé d’avis. « La tabaâ qu’il présente à son front ne révèle pas, en elle-même, un comportement incompatible avec les fonctions de policier adjoint », pouvait-on lire dans son avis préalable du 23 mars 2023. Le jour de l’audience, le rapporteur public a pourtant soutenu la décision du préfet que les juges ont confortée.
Le jugement précise : « Le fait pour [Karim*] de présenter sur le haut de son visage cette marque sombre apparente, due à la friction générée par le contact régulier du front avec le tapis de prière ou le sol, qu’il n’est pas en mesure de dissimuler, constitue bien une manifestation de ses croyances, dès lors incompatible avec le devoir de neutralité exigé du policier durant l’exercice de ses fonctions. »
Pour l’avocat de Karim, il ne s’agit pourtant « pas d’une manifestation volontaire mais induite par la pratique de sa religion ». « Autoriser une autorité administrative à refuser l’accès aux fonctions publiques sur le fondement d’une tabaâ impliquera nécessairement d’écarter l’ensemble des pratiquants musulmans de ces fonctions dans la mesure où ce signe est inévitable, poursuit-il. [Karim*] n’a, en aucune manière, un comportement de nature à méconnaître le principe de laïcité, et c’est là justement le nœud du litige. C’est un état qui est reproché à l’intéressé, et non des actes. »
Sollicitée, la préfecture de police de Paris a refusé de livrer tout commentaire et s’est contentée de rappeler le premier jugement du tribunal administratif. Karim a saisi la cour d’appel administrative et la Défenseure des droits pour que cette interdiction de « devenir policier » tombe. Pour lui « et pour tous les musulmans discriminés simplement parce que pratiquants ».
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