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Un rapport explosif sur le temps de travail des fonctionnaires relance le débat. Entretien avec Benjamin Ingelaere, avocat en droit de la fonction publique. Par Beatrice Parrino

 

Le Point : D'après un rapport de l'IGF, 190 000 fonctionnaires d'État travailleraient moins de 1 607 heures par an, le minimum légal, sans pourtant supporter des conditions de travail difficiles. Comment est-ce possible ?

Benjamin Ingelaere : Il faut distinguer deux facteurs essentiels. La première raison est historique, c'est-à-dire que l'on a laissé perdurer après le passage aux 35 heures des dispositifs devenus illégaux mais qui n'ont jamais été attaqués ou abrogés par qui que soit – ni les ministres ni les associations de contribuables qui auraient intérêt à agir. La seconde raison est juridique. Il s'agit de décisions qui sont prises, ministère par ministère, pour une catégorie d'agents leur permettant de passer aisément en deçà des 35 heures, en les faisant bénéficier de gain de temps de travail pour des raisons variées. Il s'agit d'arrêtés ministériels pris pour une catégorie très spécifique d'agents. Il n'y a ni vue d'ensemble ni harmonisation. Les dispositifs dérogatoires sont des aiguilles dans une botte de foin : il est très difficile de mettre la main dessus, si ce n'est au terme d'un travail fastidieux.

Le Point : Serait-il techniquement facile d'augmenter le temps de travail des fonctionnaires d'État pour l'établir à 1 607 heures par an ?

Benjamin Ingelaere : Il faut abroger les héritages historiques devenus illégaux et obsolètes depuis 2002, et pour les régimes dérogatoires, il suffirait d'abroger ces arrêtés. Rien de plus simple juridiquement. Mais politiquement, il faut être courageux. C'est toujours difficile de remettre en question ce que les fonctionnaires considèrent à tort comme des avantages acquis, ce qui ne veut en réalité rien dire, d'autant plus que certains de ces avantages (pour les dispositifs d'avant 2002 qui perdurent) sont totalement illégaux. Finalement, cette situation est un aveu de faiblesse de nos décideurs.

 

Le Point : On sait aussi, grâce à la Cour des comptes notamment, que de nombreux fonctionnaires territoriaux n'atteignent pas ce seuil de 1 607 heures. Dans son projet de loi de « transformation de la fonction publique », le gouvernement souhaite augmenter leur temps de travail. Est-ce si simple ?

Benjamin Ingelaere : Juridiquement, la situation est plus simple que pour la fonction publique d'État. Les régimes sont en effet plus homogènes pour les fonctionnaires territoriaux, là où pour la Fonction publique d'État il y a des régimes spécifiques ministère par ministère. Mais pour la fonction publique territoriale, il faut bien garder à l'esprit que, dans chaque cas où les 35 heures ne sont pas appliquées, c'est parce que le maire de la commune le veut bien. C'est donc un souhait local et conscient. On est loin de l'immensité et de la dispersion de la fonction publique d'État. Maintenant, imposer le respect des 35 heures, c'est explosif. Et ça fait des années qu'on en parle à chaque rapport, mais rien ne se passe jamais.

Le Point : L'IGF suggère de supprimer les jours de fractionnement pour les fonctionnaires. Mais est-ce possible ?

Benjamin Ingelaere : Pour les supprimer, il faudrait une remise à plat des dispositions applicables aux trois fonctions publiques. Cela est plus compliqué, car il s'agit de dispositions légales et non plus de simples arrêtés ou de régimes dérogatoires. De plus, cela reviendrait pour le coup à leur imposer un régime plus défavorable que ce qui se fait dans les entreprises privées. Mais il y a plus simple que la suppression pure et dure des jours de fractionnement : il faudrait que l'autorité hiérarchique veille à éviter le fractionnement, en imposant aux fonctionnaires de prendre leurs congés en dehors des périodes de fractionnement. Cela peut être applicable de suite avec un peu de courage et de bonne volonté. À noter que cette façon de procéder est quasi systématique dans le privé.

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Le Point : Les fonctionnaires travaillent-ils moins que les salariés du privé ? Ou en d'autres termes, est-il courant que des salariés du privé travaillent moins que 1 607 heures par an ?

Benjamin Ingelaere : J'imagine mal un chef d'entreprise payer 35 heures des salariés qui en font 32 ! Ou alors il ne le sait pas. Quand on inverse les choses public/privé, on prend conscience que ce qui est parfaitement accepté dans la fonction publique semblerait totalement délirant dans les entreprises privées. Dans le privé, il y a un contrôle des horaires et des arrêts-maladie sauf à mettre en difficulté immédiate des budgets souvent serrés. En revanche, force est de constater que, malgré une inflexion du discours ces dernières années, cela n'est pas vraiment la priorité en ce qui concerne les deniers publics.