Les voies de contestation des marchés publics en droit français : référé précontractuel et recours Tarn-et-Garonne

Introduction

Les marchés publics constituent un levier essentiel de l'intervention des entités publiques dans l'économie, représentant une part significative du produit intérieur brut (PIB) français. Selon l'Observatoire économique de la commande publique, en 2022, les marchés publics représentaient environ 200 milliards d'euros, soit près de 9% du PIB. Cette importance économique s'accompagne d'une réglementation rigoureuse visant à garantir la transparence, la libre concurrence et l'égalité de traitement entre les candidats. Ces principes sont inscrits tant dans le droit interne que dans le droit de l'Union européenne, notamment à travers les directives européennes sur les marchés publics.

En France, les opérateurs économiques disposent de plusieurs voies de recours pour contester l'attribution d'un marché public lorsqu'ils estiment que la procédure a été entachée d'irrégularités. Ces recours sont essentiels pour assurer le respect des principes fondamentaux de la commande publique et pour protéger les droits des candidats évincés. Cet article examine en détail deux de ces recours juridictionnels : le référé précontractuel et le recours Tarn-et-Garonne. En s'appuyant sur une analyse approfondie de la jurisprudence et des travaux doctrinaux, nous mettrons en lumière les conditions, les modalités et les enjeux de ces deux voies de contestation.

I. Le référé précontractuel

Le référé précontractuel est une procédure d'urgence prévue par les articles L.551-1 et suivants du Code de justice administrative (CJA). Il permet à un candidat évincé de contester la régularité de la procédure de passation d'un marché public avant la signature du contrat. Cette voie de recours est cruciale pour garantir le respect des principes de transparence, de libre concurrence et d'égalité de traitement.

A. Fondements juridiques et conditions de recevabilité

1. Fondements juridiques

Le référé précontractuel repose sur la nécessité d'assurer le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence prévues par le Code de la commande publique (CCP). Les articles L.551-1 à L.551-12 du CJA définissent les modalités de ce recours. La jurisprudence a consolidé ce cadre légal en précisant les conditions dans lesquelles le juge des référés peut être saisi.

2. Conditions de recevabilité

Pour être recevable, le référé précontractuel doit être introduit par une personne ayant intérêt à agir, généralement un candidat évincé. Comme l'a rappelé le Conseil d'État dans l'arrêt CE, 18 juin 2003, "Syndicat professionnel des exploitants des réseaux d'eau potable", n° 249298, l'intérêt à agir s'apprécie au regard de la capacité du requérant à participer utilement à la procédure de passation.

Le recours doit être exercé avant la signature du contrat. Cette exigence temporelle est impérative, comme le souligne D. Chauvaux : "Le référé précontractuel est enfermé dans un délai très bref, imposant aux candidats une vigilance accrue" (D. Chauvaux, Le référé précontractuel : procédure et stratégie, RFDA, 2016, p. 1023).

B. Motifs de contestation

Les motifs pouvant fonder un référé précontractuel sont variés :

1. Violation des principes fondamentaux de la commande publique

Une inégalité de traitement, un manque de transparence ou une atteinte à la libre concurrence peuvent justifier le recours. L'arrêt CE, 3 octobre 2008, "Smirgeomes", n° 305420 a précisé que le requérant doit démontrer que les manquements invoqués sont susceptibles de l'avoir lésé ou risquent de le léser, ce qui implique une appréciation concrète des effets du manquement.

2. Insuffisance ou irrégularité de la publicité

Une publicité inadéquate qui ne permet pas aux opérateurs économiques d'être informés de manière suffisante constitue un motif de recours. P. Terneyre note que "la publicité est la pierre angulaire de la transparence dans les marchés publics" (P. Terneyre, La publicité dans les marchés publics, JCP A, 2015, n° 1124).

3. Manquements aux règles de mise en concurrence

Des irrégularités telles que l'absence d'analyse objective des offres, des critères de sélection non transparents ou la modification substantielle des conditions de passation sans information des candidats peuvent être contestées. L'arrêt CE, 21 février 2011, "Communauté urbaine de Nice Côte d'Azur", n° 344872 illustre l'annulation d'une procédure pour manquement aux règles de mise en concurrence.

C. Procédure et pouvoirs du juge des référés

1. Caractère d'urgence et procédure accélérée

Le référé précontractuel est caractérisé par une procédure accélérée. Le juge des référés doit statuer dans un délai de 20 jours à compter de sa saisine (article L.551-6 CJA). Cette célérité est essentielle pour prévenir la conclusion d'un contrat irrégulier.

2. Pouvoirs du juge

Le juge des référés dispose de pouvoirs étendus pour remédier aux manquements constatés :

  • Suspension de la procédure : Il peut ordonner la suspension de la procédure de passation jusqu'à ce que les irrégularités soient corrigées (CE, 10 juillet 1998, "Société Léon Grosse", n° 193732).
  • Annulation des décisions prises : Il peut annuler des actes de la procédure, tels que la décision de rejet d'une candidature (CE, 28 mai 2004, "Société EDA", n° 264490).
  • Injonction de reprendre la procédure : Il peut enjoindre à l'acheteur public de reprendre la procédure au stade approprié (CE, 16 novembre 2005, "Syndicat intercommunal des ordures ménagères de la Vallée de Chevreuse", n° 283785).

3. Limites des pouvoirs du juge

Le juge des référés ne peut pas annuler le contrat lui-même, puisque celui-ci n'est pas encore conclu. De plus, il ne peut pas prononcer de condamnations pécuniaires. Comme le souligne C. Nicot : "Le référé précontractuel est un recours essentiellement préventif, limité à la procédure de passation" (C. Nicot, Le juge du référé précontractuel et ses pouvoirs, AJDA, 2017, p. 456).

D. Stratégies et bonnes pratiques pour les candidats évincés

1. Vigilance accrue

Les candidats doivent être attentifs à chaque étape de la procédure de passation et réagir promptement en cas d'irrégularités perçues. E. Glaser conseille : "Une veille juridique efficace est indispensable pour détecter les manquements et agir dans les délais impartis" (E. Glaser, La stratégie contentieuse en matière de marchés publics, Contrats publics, 2018, n° 179).

2. Constitution d'un dossier solide

La préparation du recours nécessite la collecte de preuves tangibles des irrégularités :

  • Copies des documents de la procédure (avis de marché, DCE, courriers).
  • Échanges de correspondance avec l'acheteur public.
  • Toute pièce justifiant le manquement invoqué.

3. Assistance juridique

L'accompagnement par un avocat spécialisé en droit public est souvent indispensable pour identifier les irrégularités et élaborer une argumentation juridique solide. M. Bazex souligne l'importance de cette assistance : "La technicité du référé précontractuel rend souvent nécessaire l'intervention d'un conseil expert en la matière" (M. Bazex, Le rôle de l'avocat dans le référé précontractuel, Gazette du Palais, 2019, n° 29).

II. Le recours Tarn-et-Garonne

Le recours Tarn-et-Garonne, issu de l'arrêt du Conseil d'État du 4 avril 2014 ("Département du Tarn-et-Garonne", n° 358994), a profondément modifié le contentieux des contrats administratifs. Il ouvre un recours de pleine juridiction aux tiers justifiant d'un intérêt à agir, permettant de contester la validité d'un contrat public après sa signature.

A. Genèse et portée du recours Tarn-et-Garonne

1. Évolution jurisprudentielle

Avant l'arrêt Tarn-et-Garonne, les possibilités pour les tiers de contester un contrat administratif étaient limitées. Le recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables du contrat (comme la délibération autorisant sa signature) était la principale voie de contestation. Cependant, cette approche présentait des incohérences et des limites.

L'arrêt CE, Ass., 4 avril 2014, "Département du Tarn-et-Garonne" a unifié le contentieux en offrant aux tiers un recours de pleine juridiction contre le contrat lui-même, sous réserve de justifier d'un intérêt lésé.

2. Portée du recours

Le recours Tarn-et-Garonne permet de contester non seulement la régularité de la procédure de passation, mais également le contenu du contrat. Comme le note J.-B. Auby : "Cet arrêt constitue une révolution dans le contentieux des contrats administratifs, en ouvrant largement l'accès au juge tout en rationalisant les voies de recours" (J.-B. Auby, La nouvelle donne du contentieux des contrats administratifs, Dalloz, 2015, p. 152).

B. Conditions de recevabilité et intérêt à agir

1. Intérêt à agir

Le requérant doit justifier d'un intérêt lésé, qui peut être matériel ou moral. Les candidats évincés, les concurrents potentiels, les usagers du service public, les associations de protection de l'environnement ou les riverains peuvent avoir intérêt à agir.

L'arrêt CE, 30 juin 2017, "Syndicat mixte de promotion de l'activité transmanche", n° 398445, a précisé que l'intérêt à agir doit être suffisant, direct et certain.

2. Délai de recours

Le recours doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées (publication de l'avis d'attribution ou autres mesures). F. Donnat souligne que "le respect du délai est une condition de recevabilité incontournable" (F. Donnat, Les délais de recours en matière de contrats administratifs, JCP A, 2016, n° 1047).

C. Moyens invocables et pouvoirs du juge

1. Moyens invocables

Les moyens susceptibles d'être invoqués sont limités aux vices d'une particulière gravité :

  • Illégalité du contrat au regard des règles de droit public.
  • Méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence.
  • Atteinte à l'ordre public.

Les vices mineurs ou purement formels ne suffisent pas. Comme le rappelle P. Gonod : "Le recours Tarn-et-Garonne est réservé aux irrégularités substantielles affectant le contrat" (P. Gonod, Le contentieux des contrats après Tarn-et-Garonne, AJDA, 2015, p. 432).

2. Pouvoirs du juge

Le juge de plein contentieux dispose de larges pouvoirs :

  • Annulation ou résiliation du contrat : En cas de vices graves, le contrat peut être annulé rétroactivement ou résilié pour l'avenir.
  • Modulation des effets dans le temps : Le juge peut décider de différer les effets de l'annulation pour permettre à l'acheteur public de prendre des mesures transitoires.
  • Mesures de régularisation : Il peut ordonner la poursuite du contrat sous réserve de modifications.
  • Condamnation pécuniaire : Le juge peut allouer des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi.

3. Appréciation de la proportionnalité

Le juge doit apprécier la proportionnalité de sa décision au regard de l'intérêt général. L'arrêt CE, 13 juillet 2016, "Syndicat mixte du Beauvaisis", n° 398131, illustre cette approche en maintenant un contrat malgré des irrégularités, compte tenu des conséquences de son annulation.

D. Enjeux et critiques du recours Tarn-et-Garonne

1. Élargissement du contentieux

Le recours Tarn-et-Garonne a élargi le champ des requérants et des moyens invocables, ce qui peut augmenter l'insécurité juridique pour les titulaires de contrats publics.

2. Critiques doctrinales

Certains auteurs craignent une judiciarisation excessive de la commande publique. L. Richer s'interroge : "Le recours Tarn-et-Garonne ne risque-t-il pas de freiner l'action des pouvoirs adjudicateurs en multipliant les contentieux ?" (L. Richer, Les limites du recours Tarn-et-Garonne, RFDA, 2017, p. 789).

3. Adaptation des acheteurs publics

Les acheteurs publics doivent renforcer la sécurisation juridique de leurs procédures et contrats pour prévenir les risques contentieux. S. Braconnier conseille : "Une vigilance accrue dans la rédaction des contrats et le respect des procédures est indispensable" (S. Braconnier, La sécurisation juridique des contrats publics après Tarn-et-Garonne, Contrats publics, 2018, n° 187).

III. Comparaison entre le référé précontractuel et le recours Tarn-et-Garonne

A. Temporalité et nature du recours

  • Référé précontractuel : Recours préventif avant la signature du contrat, visant à corriger les irrégularités de procédure.
  • Recours Tarn-et-Garonne : Recours curatif après la signature du contrat, permettant de contester la validité du contrat lui-même.

B. Qualité pour agir et intérêt à agir

  • Référé précontractuel : Réservé aux candidats évincés ayant participé à la procédure.
  • Recours Tarn-et-Garonne : Ouvert à tout tiers justifiant d'un intérêt lésé, y compris les usagers, les associations, les concurrents potentiels.

C. Moyens invocables et pouvoirs du juge

  • Référé précontractuel : Le juge peut suspendre la procédure, annuler des actes détachables, mais ne peut pas annuler le contrat.
  • Recours Tarn-et-Garonne : Le juge peut annuler ou résilier le contrat, moduler les effets de sa décision, ordonner des mesures de régularisation, allouer des dommages-intérêts.

D. Complémentarité et stratégies contentieuses

Ces deux recours sont complémentaires et peuvent s'inscrire dans une stratégie contentieuse globale. P. Devillers explique : "Le candidat évincé a tout intérêt à utiliser le référé précontractuel pour agir rapidement, tout en conservant la possibilité d'un recours Tarn-et-Garonne si le contrat est signé malgré tout" (P. Devillers, Stratégies contentieuses en matière de marchés publics, JCP A, 2019, n° 2112).

E. Exemples jurisprudentiels

  • Combinaison des recours : Dans l'affaire CE, 25 juillet 2013, "Société SNTC", n° 365153, le requérant a exercé un référé précontractuel puis un recours en contestation du contrat après sa signature.
  • Impact sur les contrats en cours d'exécution : L'arrêt CE, 7 mars 2018, "Société Grenke Location", n° 407578, illustre la possibilité d'annuler un contrat en cours d'exécution en cas d'irrégularités graves.

Conclusion

La contestation d'un marché public en droit français peut s'opérer soit avant la signature du contrat, par le référé précontractuel, soit après, grâce au recours Tarn-et-Garonne. Le référé précontractuel offre une procédure rapide et efficace pour prévenir la conclusion d'un contrat irrégulier, tandis que le recours Tarn-et-Garonne permet une contestation plus approfondie après la signature, ouvrant la voie à un contrôle juridictionnel étendu.

Ces deux voies de recours, enrichies par une jurisprudence abondante et des analyses doctrinales approfondies, assurent le respect des principes fondamentaux de la commande publique. Pour les opérateurs économiques et les tiers intéressés, une compréhension fine de ces mécanismes est essentielle pour protéger leurs intérêts et faire valoir leurs droits en cas d'irrégularité.

L'accompagnement par un avocat spécialisé en droit public est souvent indispensable pour naviguer dans la complexité de ces procédures contentieuses. La vigilance, la rapidité d'action et la préparation minutieuse des dossiers sont des éléments clés pour espérer obtenir gain de cause face à l'administration.

En définitive, le système français de contestation des marchés publics vise à concilier l'efficacité de l'action publique avec le respect des droits des opérateurs économiques et des tiers. Les recours juridictionnels jouent un rôle crucial dans cet équilibre, en garantissant la légalité et la transparence des procédures de passation des marchés publics.

Bibliographie

Jurisprudence

  • CE, 10 juillet 1998, "Société Léon Grosse", n° 193732.
  • CE, 28 avril 1999, "Sté Le Yacht Club", n° 197454.
  • CE, 18 juin 2003, "Syndicat professionnel des exploitants des réseaux d'eau potable", n° 249298.
  • CE, 3 octobre 2008, "Smirgeomes", n° 305420.
  • CE, 21 février 2011, "Communauté urbaine de Nice Côte d'Azur", n° 344872.
  • CE, Assemblée, 4 avril 2014, "Département du Tarn-et-Garonne", n° 358994.
  • CE, 30 juin 2017, "Syndicat mixte de promotion de l'activité transmanche", n° 398445.
  • CE, 13 juillet 2016, "Syndicat mixte du Beauvaisis", n° 398131.
  • CE, 25 juillet 2013, "Société SNTC", n° 365153.
  • CE, 7 mars 2018, "Société Grenke Location", n° 407578.

Ouvrages et articles doctrinaux

  • P. Delvolvé, Droit des contrats administratifs, Dalloz, 2019.
  • J.-M. Auby, Les recours en matière de marchés publics, LGDJ, 2015.
  • F. Llorens et P. Soler-Couteaux, "Le nouveau contentieux des contrats administratifs", AJDA, 2014.
  • B. Pacteau, Contentieux administratif, PUF, 2018.
  • D. Chauvaux, "Le référé précontractuel : procédure et stratégie", RFDA, 2016.
  • E. Glaser, "La stratégie contentieuse en matière de marchés publics", Contrats publics, 2018.
  • M. Bazex, "Le rôle de l'avocat dans le référé précontractuel", Gazette du Palais, 2019.
  • J.-B. Auby, La nouvelle donne du contentieux des contrats administratifs, Dalloz, 2015.
  • F. Donnat, "Les délais de recours en matière de contrats administratifs", JCP A, 2016.
  • P. Gonod, "Le contentieux des contrats après Tarn-et-Garonne", AJDA, 2015.
  • L. Richer, "Les limites du recours Tarn-et-Garonne", RFDA, 2017.
  • S. Braconnier, "La sécurisation juridique des contrats publics après Tarn-et-Garonne", Contrats publics, 2018.
  • P. Devillers, "Stratégies contentieuses en matière de marchés publics", JCP A, 2019.

Codes et textes législatifs

  • Code de justice administrative (CJA).
  • Code de la commande publique (CCP).

Sources institutionnelles

  • Observatoire économique de la commande publique, rapports annuels.
  • Commission européenne, directives sur les marchés publics.