Droit de grève et préavis : Guide juridique complet 2024
Le droit de grève, consacré par l'alinéa 7 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, constitue un droit à valeur constitutionnelle dont l'exercice s'inscrit "dans le cadre des lois qui le réglementent". Cette protection constitutionnelle, réaffirmée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, fait du droit de grève une liberté fondamentale particulièrement protégée dans l'ordre juridique français.
La mise en œuvre de ce droit constitutionnel, notamment à travers le mécanisme du préavis de grève, soulève des problématiques juridiques complexes à l'intersection du droit constitutionnel, du droit du travail et du droit administratif. La jurisprudence, tant judiciaire qu'administrative, continue d'en préciser les contours, créant un corpus juridique dynamique qui nécessite une analyse approfondie.
Dans le secteur public, l'article L2512-2 du Code du travail impose un préavis obligatoire de cinq jours francs, exigence qui n'a pas d'équivalent général dans le secteur privé, hormis certaines dispositions sectorielles spécifiques. Cette dualité de régime, confirmée par la jurisprudence de la Cour de cassation (Soc., 12 mars 1996, n° 93-41.670) et du Conseil d'État (CE, 4 février 1981, Fédération CFTC des personnels de l'Environnement, n° 19959), illustre la complexité du cadre juridique applicable.
L'évolution récente du droit de la grève, marquée notamment par la loi n° 2007-1224 du 21 août 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs, puis par la loi n° 2012-375 du 19 mars 2012, témoigne d'une volonté législative de concilier l'exercice du droit de grève avec d'autres principes à valeur constitutionnelle, notamment la continuité du service public.
Le présent article propose une analyse exhaustive du cadre juridique applicable au droit de grève et au préavis, en s'appuyant sur les textes en vigueur, la jurisprudence la plus récente et la doctrine autorisée.
I. Fondements juridiques du droit de grève
A. Cadre constitutionnel et légal
1. Protection constitutionnelle
Le droit de grève bénéficie d'une protection constitutionnelle issue de l'alinéa 7 du Préambule de la Constitution de 1946, intégré au bloc de constitutionnalité par le Préambule de la Constitution de 1958. Le Conseil constitutionnel a précisé la portée de cette protection dans plusieurs décisions fondamentales :
- Décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979 : reconnaissance du caractère constitutionnel du droit de grève
- Décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 : affirmation de la nécessité de concilier le droit de grève avec d'autres principes constitutionnels
- Décision n° 2007-556 DC du 16 août 2007 : validation du principe d'un service minimum dans les transports publics
2. Cadre législatif
Le droit de grève est encadré par diverses dispositions législatives :
a) Dans le Code du travail :
- Articles L2511-1 et suivants : définition et régime général
- Articles L2512-1 à L2512-5 : dispositions particulières au secteur public
- Articles L1114-1 et suivants : dispositions spécifiques au secteur de la santé
b) Dans le Code général de la fonction publique :
- Articles L114-1 et suivants : principes généraux
- Articles L114-2 : modalités d'exercice
3. Sources internationales
Le droit de grève est également protégé par plusieurs instruments internationaux :
a) Droit européen :
- Article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne
- Article 6§4 de la Charte sociale européenne
- Jurisprudence de la CJUE (arrêt Viking Line, C-438/05 du 11 décembre 2007)
b) Conventions internationales :
- Conventions n° 87 et 98 de l'OIT
- Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 8)
B. Définition juridique de la grève
1. Éléments constitutifs
La jurisprudence sociale a progressivement dégagé les éléments constitutifs de la grève, en l'absence de définition légale. La Cour de cassation, dans son arrêt de principe du 21 octobre 2009 (n° 08-14.490), définit la grève comme "une cessation collective et concertée du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles". Cette définition implique trois éléments cumulatifs :
a) Cessation totale du travail :
- Arrêt complet de l'activité professionnelle (Soc., 5 mars 1953)
- Interdiction des grèves perlées (Soc., 16 mai 1989, n° 85-43.359)
- Distinction avec la simple réduction d'activité (Soc., 7 avril 1993, n° 91-16.834)
b) Caractère collectif et concerté :
- Exigence d'une action collective (Soc., 29 mars 1995, n° 93-41.863)
- Possibilité de grève d'un seul salarié si mouvement national (Soc., 13 novembre 1996, n° 93-42.247)
- Nécessité d'une concertation préalable (Soc., 28 février 2007, n° 06-40.944)
c) Revendications professionnelles :
- Lien nécessaire avec la relation de travail (Soc., 15 février 2006, n° 04-45.738)
- Exclusion des revendications purement politiques (Soc., 5 octobre 1960)
- Admission des revendications mixtes (Soc., 29 mai 1979, n° 78-40.553)
2. Formes licites et illicites
a) Formes reconnues comme licites :
- Grève tournante (secteur privé uniquement, art. L2512-3 du Code du travail)
- Grèves répétées ou successives (Soc., 3 février 1998, n° 95-43.896)
- Grève de solidarité sous conditions (Soc., 23 octobre 2007, n° 06-17.802)
b) Formes illicites :
- Grève politique pure (CE, 8 février 1961, Rousset)
- Grève perlée (Soc., 16 mai 1989, n° 85-43.359)
- Grève du zèle (Soc., 16 mai 1989)
- Occupation des locaux (Soc., 21 juin 1984, n° 82-16.596)
II. Le préavis de grève : régime général
A. Secteur privé
1. Principe d'absence d'obligation générale
Dans le secteur privé, le préavis de grève n'est pas une obligation légale générale, principe confirmé par la jurisprudence (Soc., 7 juin 1995, n° 93-46.448). Cette règle découle :
a) De la valeur constitutionnelle du droit de grève :
- Protection contre les restrictions excessives (Cons. const., 25 juillet 1979)
- Liberté d'exercice immédiat (Soc., 11 juillet 1989, n° 87-40.727)
b) De l'absence de disposition légale générale :
- Silence du Code du travail
- Exceptions sectorielles spécifiques
2. Exceptions conventionnelles et légales
a) Clauses conventionnelles :
- Validité limitée des clauses de préavis (Soc., 7 juin 1995, n° 93-46.448)
- Interdiction des clauses prohibitives (Soc., 12 mars 1996)
- Nécessité d'une contrepartie (Soc., 11 janvier 2007, n° 05-40.553)
b) Exceptions légales sectorielles :
1) Transport public de voyageurs (Loi du 21 août 2007) :
- Préavis de 48 heures minimum
- Obligation de négociation préalable
- Déclaration individuelle d'intention
2) Secteur audiovisuel public (Loi du 30 septembre 1986) :
- Préavis de 24 heures
- Service minimum imposé
- Programmation modifiée
B. Secteur public
1. Obligation légale de préavis
L'article L2512-2 du Code du travail impose un préavis obligatoire pour toute grève dans les services publics. Cette obligation concerne :
a) Champ d'application personnel :
- Agents publics statutaires
- Agents contractuels
- Salariés des entreprises chargées d'un service public
b) Champ d'application matériel :
- Services publics administratifs
- Services publics industriels et commerciaux
- Entreprises privées chargées d'une mission de service public
2. Délai légal
Le préavis doit être déposé 5 jours francs avant le déclenchement de la grève :
a) Computation des délais :
- Point de départ : lendemain du dépôt (CE, 12 mai 1989, n° 89529)
- Jours francs : exclusion du jour de dépôt et du jour de début
- Inclusion des jours fériés (CE, 15 novembre 1989, n° 101345)
b) Sanctions du non-respect :
- Grève illicite (CE, 16 janvier 1970, n° 73894)
- Retenues sur traitement (CE, 7 juillet 1978, n° 08533)
- Sanctions disciplinaires possibles (CE, 12 novembre 1990, n° 96367)
III. Modalités pratiques du préavis
A. Forme et contenu
1. Exigences formelles
Le préavis de grève doit respecter des conditions de forme strictes, définies par l'article L2512-2 du Code du travail et précisées par la jurisprudence administrative :
a) Forme écrite obligatoire :
- Document daté et signé (CE, 26 octobre 1960, n° 44809)
- Support papier ou électronique admis (CE, 12 mai 2014, n° 365859)
- Langue française imposée (Loi n° 94-665 du 4 août 1994)
b) Identification des parties :
- Organisation(s) syndicale(s) déposante(s)
- Autorité ou direction destinataire
- Service(s) concerné(s)
2. Contenu obligatoire
a) Mentions substantielles (art. L2512-2 CT) :
- Motifs de la grève :
- Revendications précises et circonstanciées (CE, 16 janvier 1970, n° 73894)
- Caractère professionnel des revendications (CE, 4 février 1981, n° 19959)
- Lien avec le service concerné (CE, 7 juillet 1999, n° 191534)
- Lieu exact :
- Périmètre géographique précis
- Services concernés
- Établissements visés
- Date et heure du début :
- Indication précise du jour et de l'heure
- Computation des délais francs
- Concordance avec la durée annoncée
- Durée envisagée :
- Mention obligatoire même pour durée illimitée (CE, 16 décembre 2016, n° 391877)
- Précision suffisante (CE, 21 juillet 2009, n° 314968)
- Possibilité de reconduction
b) Mentions facultatives :
- Modalités d'organisation de la grève
- Propositions de négociation
- Services minimums proposés
- Personnes référentes
B. Procédure de dépôt
1. Autorités compétentes
a) Dans le secteur public :
- Autorité hiérarchique directe
- Direction de l'établissement
- Ministre de tutelle selon les cas
b) Dans les services publics délégués :
- Direction de l'entreprise
- Autorité délégante
- Préfet selon les cas
2. Modalités de transmission
a) Moyens de transmission acceptés :
- Lettre recommandée avec AR
- Remise en main propre contre récépissé
- Voie électronique sécurisée
- Huissier de justice
b) Preuve du dépôt :
- Conservation des justificatifs
- Date certaine exigée
- Double exemplaire recommandé
IV. Effets juridiques du préavis
A. Période de préavis
1. Obligation de négociation
a) Fondement juridique :
- Article L2512-2 du Code du travail
- Obligation d'origine jurisprudentielle (CE, 20 janvier 1975, n° 89474)
- Principe de loyauté des négociations
b) Modalités pratiques :
- Initiative de l'administration ou de l'employeur
- Convocation des organisations syndicales
- Délai raisonnable de préparation
- Traçabilité des échanges
2. Maintien de l'activité
a) Obligations des agents :
- Poursuite normale du service
- Interdiction de grève anticipée
- Respect des horaires habituels
b) Obligations de l'employeur :
- Maintien des conditions de travail
- Interdiction des mesures préventives
- Organisation du dialogue social
B. Protection des grévistes
1. Garanties légales pendant le préavis
a) Protection contre les sanctions :
- Interdiction des mesures discriminatoires (art. L1132-2 CT)
- Nullité des sanctions disciplinaires (Soc., 16 décembre 1992, n° 91-41.215)
- Protection des représentants syndicaux
b) Maintien des droits :
- Conservation de l'ancienneté
- Maintien de la couverture sociale
- Protection contre le licenciement
2. Limites légales
a) Retenues sur rémunération :
- Principe de proportionnalité
- Calcul au 1/30ème (loi n° 82-889 du 19 octobre 1982)
- Modalités de prélèvement
b) Obligations particulières :
- Déclaration individuelle d'intention (secteurs concernés)
- Respect du service minimum
- Préservation de l'outil de travail
V. Contentieux du préavis de grève
A. Contrôle de légalité
1. Compétence juridictionnelle
a) Répartition des compétences :
- Juge administratif : agents publics et services publics administratifs (TC, 15 décembre 1969, n° 01921)
- Juge judiciaire : salariés du privé et SPIC (TC, 23 octobre 1989, n° 02570)
- Tribunal des conflits : questions de répartition (art. 35 du décret du 27 février 2015)
b) Procédures d'urgence :
- Référé liberté (art. L521-2 CJA)
- Référé suspension (art. L521-1 CJA)
- Référé conservatoire (art. 808 CPC)
2. Motifs de contestation
a) Vices de forme :
- Non-respect du délai de préavis
- Défaut de mentions obligatoires
- Signataires non habilités
- Modalités de dépôt irrégulières
b) Vices de fond :
- Revendications non professionnelles
- Détournement de procédure
- Abus du droit de grève
- Non-respect du service minimum
3. Régime probatoire
a) Charge de la preuve :
- Preuve du dépôt régulier : organisations syndicales (CE, 4 juillet 1986, n° 75653)
- Preuve de l'illicéité : employeur (Soc., 15 février 2006, n° 04-45.738)
- Preuve des manquements : administration
b) Modes de preuve admis :
- Écrits : préavis, accusés de réception
- Témoignages : constat d'huissier, attestations
- Présomptions : faisceau d'indices
- Preuves matérielles : vidéosurveillance autorisée
B. Sanctions et responsabilités
1. Conséquences de l'illégalité
a) Sur le plan collectif :
- Nullité du préavis
- Illicéité du mouvement de grève
- Responsabilité syndicale engagée
b) Sur le plan individuel :
- Absence de protection statutaire
- Sanctions disciplinaires possibles
- Retenues sur salaire majorées
2. Régime de responsabilité
a) Responsabilité civile :
- Organisations syndicales (Soc., 9 novembre 1982, n° 80-13.958)
- Grévistes individuellement (Soc., 30 janvier 1991, n° 89-17.332)
- Employeur en cas d'entrave (Soc., 25 janvier 2011, n° 09-69.030)
b) Responsabilité administrative :
- Faute de service
- Responsabilité pour carence
- Préjudice anormal et spécial
VI. Cas particuliers et régimes spéciaux
A. Secteurs sensibles
1. Transport public
a) Cadre juridique spécifique :
- Loi du 21 août 2007
- Décret n° 2008-82 du 24 janvier 2008
- Accords de branche
b) Obligations particulières :
- Négociation préalable obligatoire
- Déclaration individuelle d'intention 48h avant
- Plan de transport adapté
- Plan d'information des usagers
2. Secteur hospitalier
a) Dispositions applicables :
- Articles L1114-1 et suivants du CSP
- Circulaire DHOS du 4 août 1981
- Jurisprudence spécifique
b) Organisation du service minimum :
- Liste des services indispensables
- Effectifs minimaux
- Assignation des personnels
- Continuité des soins vitaux
3. Enseignement
a) Particularités du secteur :
- Obligation d'accueil des élèves (CE, 6 juin 2012, n° 351145)
- Service minimum d'accueil (loi n° 2008-790)
- Rôle des collectivités territoriales
b) Mise en œuvre :
- Information préalable des familles
- Organisation de l'accueil
- Répartition des compétences
- Responsabilités engagées
B. Situations spécifiques
1. Grève dans les services de sécurité
a) Forces de l'ordre :
- Interdiction pour certains corps (Police nationale)
- Restrictions particulières (Administration pénitentiaire)
- Aménagements spéciaux (Douanes)
b) Sécurité privée :
- Obligations de continuité
- Effectifs minimaux
- Plans de continuité
2. Grève dans le secteur de l'énergie
a) Régime juridique :
- Service minimum imposé
- Plans de délestage
- Réquisitions possibles
b) Mise en œuvre :
- Maintien du réseau
- Sécurité des installations
- Information des usagers
3. Grève et réquisition
a) Cadre légal :
- Article L2215-1 du CGCT
- Conditions de légalité
- Procédure formelle
b) Limites et contrôles :
- Proportionnalité de la mesure
- Motivation de l'arrêté
- Recours possibles
Le droit de grève et son exercice à travers le mécanisme du préavis constituent un édifice juridique complexe, fruit d'une construction jurisprudentielle et législative progressive. Cette architecture juridique reflète la recherche permanente d'un équilibre entre plusieurs impératifs constitutionnels : la protection du droit de grève, la continuité du service public et la préservation des libertés fondamentales.
L'analyse approfondie du régime juridique du préavis révèle plusieurs tendances de fond :
- Une judiciarisation croissante :
- Multiplication des contentieux sur la régularité formelle du préavis
- Développement d'une jurisprudence de plus en plus technique
- Émergence de nouveaux enjeux procéduraux
- Une sectorisation des règles :
- Multiplication des régimes spéciaux
- Adaptation aux spécificités sectorielles
- Complexification du cadre normatif
- Un renforcement des obligations procédurales :
- Formalisation accrue des procédures
- Développement des obligations d'information
- Multiplication des étapes préalables
Les perspectives d'évolution du droit de la grève et du préavis s'orientent vers :
a) Un encadrement accru :
- Extension probable du service minimum
- Renforcement des obligations déclaratives
- Développement de la négociation préalable obligatoire
b) Une harmonisation européenne :
- Influence croissante du droit européen
- Convergence des pratiques nationales
- Émergence de standards communs
c) Une adaptation aux nouvelles formes de travail :
- Prise en compte du télétravail
- Adaptation aux plateformes numériques
- Évolution des modalités d'exercice
La maîtrise de ce cadre juridique complexe devient ainsi un enjeu majeur pour l'ensemble des acteurs concernés :
- Pour les organisations syndicales :
- Sécurisation juridique des mouvements sociaux
- Optimisation des stratégies contentieuses
- Protection des droits des grévistes
- Pour les employeurs et administrations :
- Gestion préventive des conflits
- Organisation de la continuité d'activité
- Maîtrise du risque juridique
- Pour les praticiens du droit :
- Actualisation permanente des connaissances
- Anticipation des évolutions jurisprudentielles
- Adaptation des stratégies contentieuses
En définitive, le droit de la grève et du préavis illustre la capacité du droit social à concilier des impératifs contradictoires tout en garantissant l'effectivité d'un droit constitutionnel fondamental. Son évolution continue nécessite une veille juridique constante et une adaptation permanente des pratiques professionnelles.